La semaine dernière, les Australiens célèbraient l’ANZAC Day et rendaient hommage à leurs héros de guerre. Pourtant, certaines histoires restent dans l’ombre des cérémonies.
Dans cette nouvelle chronique, découvrez l’histoire singulière de William Xavier Reynolds, soldat australien de la Première Guerre mondiale, qui a choisi de fuir — et s’est tu toute sa vie.
Bonne lecture ! 💌
Si l’on se souvient volontiers de la bravoure des milliers de héros partis combattre durant la Première Guerre mondiale, on oublie souvent qu’ils étaient avant tout de très jeunes hommes. À peine sortis de l’adolescence, inexpérimentés, ils ont été confrontés aux pires atrocités de la guerre — jusqu’à en perdre pied. Certains déserteront.
La désobéissance militaire fut un phénomène courant dans l’armée australienne pendant la Première Guerre mondiale, bien que rarement évoqué. Loin des zones de combat, la population australienne idéalisait le rôle du soldat, forgeant un mythe collectif souvent déconnecté de la réalité historique — une perspective encore largement partagée aujourd’hui par de nombreux historiens.
Selon les chiffres officiels, 306 soldats du Commonwealth furent condamnés à mort et exécutés. Parmi eux, des Anglais, des Canadiens et des Néo-Zélandais. L’Australie, malgré les pressions du gouvernement britannique, refusa de fusiller ses hommes.
Nous avons voulu nous intéresser à ces hommes que l’Histoire préfère taire. Accusés de lâcheté et de trahison, ils ont vécu dans le silence et la honte. Alors que plusieurs pays réhabilitent aujourd’hui les fusillés, nous partageons le portrait d’un déserteur : le soldat australien William Xavier Reynolds, raconté par sa petite-fille, Rosemary Reynolds.
Un récit sans jugement, sans détour, empreint d’émotions.
Rosemary Reynolds, merci de partager l’histoire de votre grand-père William Xavier Reynolds. Pourquoi est-il important d’en parler selon vous ?
Si on ne peut qualifier mon grand-père de héros, il n’en demeure pas moins, selon moi, un homme qui a fait preuve de courage.
Je lui rends hommage à ma manière. Car loin des clichés que l’on associe au mot « déserteur », William était un homme intègre.
C’est l’histoire d’un Australien qui a servi son pays pendant les deux guerres mondiales. L’histoire d’un soldat, avec ses failles et ses blessures invisibles.
D’où venait votre grand-père ?
William est né le 8 novembre 1894 à Pymble, une banlieue du nord de Sydney. Il était l’aîné d’une fratrie de seize enfants ! Il a grandi dans un cottage appelé Killaloe, du nom du village irlandais dont sa famille était originaire. La rue où il vivait portait d’ailleurs le nom de Reynolds Street.
Sa mère, Mary Frances O’Connor, était institutrice à l’école primaire de St Ives. Son père, arboriculteur, exploitait un verger de quatre hectares à Pymble dont il avait hérité en 1891.
Après l’école, William devint boucher. En 1915, il tomba amoureux d’Annie Gleeson, qu’il épousa la même année.
Il n’y avait pas de conscrits en Australie à l’époque, seulement des volontaires. Pourquoi s’est-il engagé dans l’armée juste après son mariage ?
Malheureusement, un an après leur mariage, Annie est morte en couches. À l’époque, l’hôpital le plus proche de Pymble était à Paddington, à 26 kilomètres de là. Il fallait y aller en charrette, puis traverser la rivière en barque — le pont de Sydney n’existait pas encore. Le trajet a duré trop longtemps. Annie et le bébé n’ont pas survécu.
Je pense que ce drame a profondément marqué mon grand-père. Sept mois plus tard, il s’engageait dans l’armée. Sans doute pour fuir sa peine.
Il faut se rappeler que l’engagement militaire était fortement encouragé. L’Australie a tout de même mobilisé environ 417 000 hommes durant ce conflit.


Et le 11 novembre 1916, deux ans jour pour jour avant l’armistice, il embarqua sur le HMAT Suevic à destination de l’Angleterre. Il venait de fêter ses 22 ans.
Qu’a-t-il vécu ensuite ?
Ses états de service indiquent qu’il a rejoint le 18ᵉ bataillon de l’Australian Imperial Force. En septembre 1917, il participe à la bataille de la route de Menin, près d’Ypres, en Belgique. L’offensive est violente : 60 camarades de son bataillon sont tués, 224 blessés. Il était sur le front depuis à peine quatre mois.
Le 9 octobre 1917, il combat à Poelcappelle, en première ligne. Un véritable bourbier, un échec cuisant, qui a profondément affecté le moral des troupes.
A-t-il été blessé ?
En janvier 1918, il contracte une grave pneumonie et est rapatrié en Angleterre. À ce moment-là, la grippe espagnole commence à sévir. Imaginez une pandémie en pleine guerre…
En juin, il retourne sur le front, puis participe à la bataille d’Amiens en août. Peu après, il se foule la cheville et passe six semaines à l’hôpital.
À quel moment William déserte-t-il ?
Après s’être rétabli, il retrouve son bataillon qui a pris ses quartiers dans le village meurtri de Villeret dans l’Aisne. C’est là-bas que les troupes reprennent leurs forces et s’entraînent avant de repartir dans les tranchées. Mais on devine l’état physique et psychique dans lequel il devait se trouver.
Le 1er octobre 1918, il ne se présente pas à l’appel avant un départ au front. Il est déclaré AWL (Absent Without Leave), c’est-à-dire une absence injustifiée. Sa cavale dure 53 jours, jusqu’à sa reddition le 23 novembre à Mazinghem, dans le Pas-de-Calais.
Jugé en cour martiale le 3 décembre, en plein air, il déclare qu’il était ivre. Vraie excuse ou prétexte ? Difficile à dire. Beaucoup de soldats se saoulaient pour oublier. Dans des villages abandonnés, les caves à vin restaient accessibles.
Il est condamné à douze mois de travaux forcés, qu’il effectue dans un camp à Calais, en France. Sa peine est réduite dès le lendemain à six mois, la guerre étant finie.
Est-il rentré en Australie après cela ?
Oui. Après deux ans en France, il quitte Le Havre en juin 1919. Il est hospitalisé pour une angine à Southampton, en Angleterre, puis embarque pour l’Australie en septembre. Il arrive le 24 octobre 1919, quelques jours avant son 26e anniversaire. Il était tellement jeune quand j’y pense… Il a été officiellement démobilisé sans déshonneur en 1920.
Il reprend son métier de boucher à Pymble, se remarie en 1924 avec Florence May Pogson. Ils auront quatre enfants, dont mon père. Mais leur mariage ne survivra pas à la Seconde Guerre mondiale.
Comment a-t-il pu s’engager de nouveau malgré sa désertion ?
En 1940, William a servi avec le 33e bataillon en Syrie et en Nouvelle-Guinée. Avec ses deux fils ! Mon père Dudley s’est engagé dans la Royal Navy (la Marine nationale anglaise) à l’âge de 17 ans comme radiotélégraphiste (il était trop jeune pour intégrer la Marine australienne). Quant à mon oncle Eric, il était matelot dans la Royal Australian Navy.
Mon grand-père n’aurait pas pu le faire s’il n’avait pas menti sur son identité. Il a effacé son second prénom de ses papiers. Et il avait 45 ans… Même s’il n’avait pas déserté auparavant, il n’aurait pas pu s’engager, car il était déjà trop vieux. Il s’est aussi arrangé avec ce détail en se déclarant onze ans plus jeune…

Il ne vous a jamais parlé de son passé ?
Jamais. Nous n’avons jamais rien su de son histoire de son vivant. Il a gardé ce lourd secret jusqu’au bout, l’emportant avec lui dans sa tombe. C’est là, à mon sens, que s’exprime toute la tragédie de sa vie.
Son passé et ses traumatismes ont eu raison de son mariage. Malgré son divorce, mon père lui portait une grande estime. Adulte, il lui rendait fréquemment visite mais il ne nous emmenait que rarement avec lui. Je l’ai donc peu connu. Et j’étais surtout bien trop jeune pour comprendre ce qu’il avait vécu.
J’aurais aimé savoir ce qu’il a fait durant sa cavale. Qui a-t-il rencontré ? Comment s’est-il caché ? Comment s’est-il nourri ? J’aurais aimé le connaître, tout simplement.
En 2003, soit 32 ans après son décès, mon père a demandé les états de service de mon grand-père auprès de l’armée australienne. Cela n’était pas possible auparavant car les archives n’avaient pas encore été numérisées. C’est à ce moment que nous avons découvert son histoire et que nous avons appris qu’il avait déserté pendant six semaines.
Étonnamment, parmi les rares effets personnels que William avait conservés jusqu’à sa mort, mon père a retrouvé son ordre de démobilisation qui ne mentionnait aucunement sa désertion.
Même si cela peut paraître anecdotique, je pense que mon grand-père a conservé ce papier comme un témoignage de son histoire, une preuve de sa participation dans la Grande Guerre. C’était toute sa vie. Mais aussi peut-être pour se prouver et se convaincre qu’il n’avait pas mal agi. Je suis persuadée qu’il s’est toujours senti coupable et honteux d’avoir abandonné ses camarades.
Se porter volontaire pendant la Seconde Guerre mondiale a été pour lui, je crois, une manière de se racheter, de payer sa « dette » envers la société et ses frères d’armes pour amenuiser la culpabilité qu’il portait au plus profond de son être. En réalité, il n’a jamais cessé d’être un soldat.
Ironie du sort, mon grand-père est décédé le 11 novembre 1971 à Linfield, tout près de Pymble. 55 ans après avoir embarqué pour l’Europe et 53 ans après l’armistice jour pour jour.

L’avis de l’expert
Nous avons demandé l’avis de Romain Fathi, professeur d’histoire à l’Australian National University (Canberra) et chercheur associé au Centre d’Histoire de Sciences Po (Paris).
La désertion était-elle courante chez les soldats australiens ?
Dr Romain Fathi : Oui. L’Australie était farouchement opposée à la peine de mort. Les soldats étaient tous volontaires, non conscrits. Ils savaient qu’ils ne risquaient pas d’être exécutés, contrairement à leurs homologues britanniques ou français.
Ils s’absentaient donc plus facilement. Dès juillet 1918, on comptait plus d’Australiens que d’Anglais ou de Canadiens dans les prisons militaires britanniques. C’est un sujet très bien documenté dans l’ouvrage de Peter Stanley (Bad Characters) que je recommande aux lecteurs intéressés.
Pourquoi ce sujet reste-t-il tabou ?
Dr Romain Fathi : Parce qu’après la guerre, l’Australie construit la légende des ANZAC : un soldat héroïque, fort, supérieur aux autres. C’est historiquement discutable, mais encore ancré dans l’imaginaire collectif.
Parler des déserteurs, c’est ébranler ce mythe.
L’histoire de William Reynolds est-elle exceptionnelle ?
Dr Romain Fathi : Elle est rare, mais pas unique. 53 jours de désertion, c’est long. Mais la peine reste clémente comparée aux sanctions appliquées dans les rangs de l’armée britannique ou française. Fin 1918, la guerre touche à sa fin. Les troupes australiennes sont épuisées. Beaucoup de bataillons sont mis au repos dès octobre.
Son histoire, loin d’être celle d’un traître, illustre les conséquences humaines d’un conflit brutal sur des hommes souvent très jeunes.
Propos recueillis en 2021 par Alexandra Monneret pour Rendez-Vous Australie.